OÙ LE THÉÂTRE SE FERA-T-IL?
Avec Mowgli, dans la jungle
DAVID NOIR / PAROLES SUR LE VIF
7 juin 2013. Alors que nous sommes sous le choc de l’assassinat d’un jeune militant antifasciste l’avant-veille, David Noir m‘envoie ce message : « Ce contexte de violence et de déni répugnant que génère la triste actualité colore encore davantage l’envie que la vie se raconte hors de toute norme de représentation. Je ferai de mon mieux. »
Dans la manie bien française des cases et des étiquettes dont on s’affranchit difficilement, je ne rangeais pas forcément le théâtre de David dans la case « politique » – et n’étais déjà plus sûre, au demeurant. que cet incasable dérangeant doive toujours porter l’étiquette théâtrale.
Et pourtant… Les Puritains, premier coup d’éclat d’un théâtre qu’il décrit lui-même comme celui « de l’enfance guerrière, sexuel et ludique », affichait déjà des allures de manifeste. On a tellement galvaudé le mot de subversion à tort et à travers, quand le sexe est en jeu, qu’on hésite à l’en affubler. Reste que la joie enfantine avec laquelle il l’aborde dérange et subvertit, réellement. (Au point d’avoir essuyé les foudres de la censure lorsqu’il a présenté Les Justes à l’espace Pierre-Cardin !)
David Noir, dont même le visage et le corps traduisent un refus de renoncer à l’enfance, n’a jamais cessé de vraiment jouer avec ses complices. Avec le corps, les mots, et ce cocktail de mythologique et de potache dont l’enfance a le secret: une absolue décomplexion face au risque du ridicule, un sérieux dans le faire semblant.
Nous sommes désormais invités à entrer dans le jeu auquel il a trouvé un terrain de prédilection au Générateur de Gentilly. En 2011, La Toison d’or cassait déjà le rapport frontal et l’unité de temps. Les Parques d’attraction, marathon de cinq jours proposé en avril dernier, nous plongeait dans ce qu’il devient difficile d’appeler un spectacle, puisque le spectacle est partout. Perruques, masques, costumes: chacun est invité à s’habiller ou se déshabiller. À prendre sa place, à tenir son rôle, dans ce dédale de textes, d’images, de sons. Ça ne ressemble à rien et donc ça ressemble à tout. Des jeux de mots, du sexe, des blagues. Il y a, comme dans tout jeu, un infini sérieux, parfois d’évocation du tragique dans la dérision, un télescopage du sens. Une invitation à tomber le rôle social comme on tombe les vêtements, à renouer en douceur avec les possibles auxquels la sortie de l’enfance nous contraint à renoncer quotidiennement. Serait-ce cet infini des possibles du jeu dont vous êtes le héros qui résonne comme réellement politique ?
v.s.
Théâtre or not théâtre?
Doit~on encore parler de théâtre ou sommes-nous dans autre chose que l’on pourrait qualifier de performance ?
Je m‘obstine à dire que c’est du théâtre. Non sans hésitation, parce que dans l’esprit des gens le théâtre obéit à une forme établie: un texte, des personnages, une narration. Je préférerais user d’un autre terme, mais fondamentalement. c’est du théâtre, parce que le théâtre est à la source de route représentation. C’est en tout cas celui que j’aimerais voir un peu plus.
J’ai envie de formes qui s’éloignent de la narration, parce que, même élaborée et intéressante, celle-ci me prend pour un enfant, et cela ne me plaît pas. Plus la narration est affinée intellectuellement, moins elle prend en compte les éléments fondamentaux que j’essaie de travailler ici: le rapport aux gens présents. J’ai beaucoup aimé le spectacle de Rodrigo Garcia au Rond~Point, mais il était rendu idiot par la réception de la salle, qui riait complaisamment. Le lieu occultait le sens essentiel d’une mise en scène: comment s’adresse-t-on et reçoit-on les gens ? C’est l’enjeu de toute écriture théâtrale. Si la mise en scène est un art, c’est celui de sonder et de faire avec ceux qui sont là. Un art scientifique, comme la psychanalyse pourrait l’être !
Avec La Toison d’or puis Les Parques d’attraction, je me suis lancé dans l’épopée, une aventure guerrière – avec des jouets en plastique! – qui exige une préparation en amont, comme une expédition. Mais elle n’existe qu’au moment où elle se joue, les acteurs le savent. Beaucoup d‘auteurs et de metteurs en scène n’en tiennent pas compte. J’ai l’impression d’agir depuis la place de l’acteur. Je laisse en revanche la place au fait que quelque chose de la performance puisse naître dans l’acte théâtral.
Écrire, entre paléontologie et astrophysique
Ce théâtre est fondamentalement écrit, ce qui le distingue de la performance. Écriture solitaire ou collective, laissant quelles ouvertures ?
Ma formation de départ, c’est la paléontologie. Comme je ne cherche pas la narration – sans doute n’en suis-je pas capable, je ne suis pas Hitchcock! – je fonctionne à l’envers. Je pars de traces qui émanent de moi – on ne peut pas faire abstraction de la psychanalyse, en lien inextricable avec la création artistique, mais cette introspection doit s’ouvrir pour concerner les autres. Je ramasse ces traces comme les débris d’un naufrage et, à partir de là, je reconstitue le squelette du dinosaure, ou je le retrouve.
J’écris seul ; je suis dans le postulat de faire de la mise en scène quelque chose d’un peu plus bénéfique pour soi. Ce n’est pas évident: on est sans cesse dépossédé par la mobilité de l’interprétation, qui ne vous appartient pas. Alors, quitte à sombrer, autant tout donner: textes, costumes, accessoires …
L’écriture, elle, est à moi. J’y ai été force par mon père, un vieux monsieur rigoriste. D’autres enfants sont forcés au violon, cela m’est donc naturel. J‘essaie d’en faire un argument poétique associé à un autre instrument, le jeu. C’est un outil, un matériau que j’aime bien et que je défends.
J’aimerais être édité, c’est un pilotis pour la visibilité vis-à-vis du trou noir que nous fabriquons. Ce qui nous rend visibles, ce sont les scories: traces, entretiens, images, paroles, l’archéologie périphérique d’une civilisation qui disparaît lors de chaque représentation. En scène, on se définit par le trou noir. Il faut du temps pour l’accepter, mais c’est intéressant: cela signifie qu’il y a une matière, parfois invisible, et une densité. C’est de là que vient l‘idée des Parques d’attraction. Si on place une masse au centre d’un papier quadrillé représentant l’Univers. on crée une dépression vers laquelle les corps plus petits vont converger. Cela s’appelle la gravité, avec tout ce que ce mot exprime!
Entrer dans le jeu du potache
Casser le rapport frontal, inviter à entrer dans le jeu, c’est créer des interférences. Jusqu’où peuvent-elles aller ?
L’interférence n’a jamais été problématique. C’est le réel qui va advenir qui m’intéresse: les gens viennent avec ce qu’ils sont, et créent le décor. Une partie de la scénographie lise des images vidéo. comme d’un cadre minimal, l’autre décor, vivant, se crée avec des corps.
Les seules limites sont celles de la violence. À part se faire mal, on peut tour faire dans ce milieu protégé reconstitué: la scène devint presque un laboratoire où l’on peur manipuler des virus dangereux! Lors de la dernière nuit des Parques, on ne différenciait presque plus les gens du public des comédiens. Parallèlement, je respecte l’inhibition de certains, je n’ai pas envie de surenchère, tout le monde a son rôle. Je ne cherche pas à changer les gens, je leur propose de s’inscrire dans une écriture vivante. C’est une faune et tout me convient dans la faune ! Comme au poker, je mise gros, en leur disant : « Vous avez aussi un rôle à jouer pour que l‘on s’intéresse mutuellement. Roulons les mots et la pensée comme une boule de mie de pain dans la main, comme des gosses. »
Polysémies, mots et images
Commerce, rapports, gravité … des mots polysémiques ?
Si j’aime autant les jeux de mots, c’est parce qu’ils explosent le sens de l’intérieur, et qu’ils redonnent une fraîcheur à la poétique. Ils sont un bouclier contre la bêtise, parce que nous sommes dans la blague de potache, plus intéressante que la pensée pseudo-profonde !
Enfant, je me suis formé entre le Muppet Show et Godard. Il y a des ponts entre les deux qui concernent tous le monde. Le Muppet Show est une représentation très forte, américaine à la base, totalement métamorphosée par ses interprètes français, qui ont réellement traduit sans trahir. Il y a quelque chose de shakespearien là-dedans : Shakespeare ne se démode pas et transcende les langues, parce que sa langue montre d’abord des images et que le propre de l’image, c’est de pouvoir être traduite. Peu d’auteurs le font: ils cantonnent leur mise en scène dans le mot. Ce que j’ai envie de concocter, c’est le cake de Jacques Demy dans Peau d’âne, avec des morceaux de sens et d’images dedans ! Le public y a sa place, que l’on peut déplacer et interroger. Cela remet en question la notion d’auteur et d’œuvre. On est auteur d’une façon névrotique, alors qu’il y a d’autres manières de l’être …
Si j’avais eu un budget conséquent, la question se serait posée de rémunérer les spectateurs qui s‘étaient beaucoup investis. Il y a quelque chose à interroger sur la méritocratie du public … Les Parques, c’était aussi une audition, pour lui comme pour nous !
Sexe, nudité, transgression
Le sexe est une constante de ce théâtre, comme la nudité. Provocateur ou dédramatisé ?
Le sexe, pour moi, c’est vraiment l’enfance. On a tellement voulu en faire du sulfureux... Pourtant, quand on grandit, on sait bien qu’avec son (ou sa) partenaire, on se retrouve un peu comme un enfant : on tente, et quand ça marche bien, c’est rigolo! À force de sacraliser le sexe – ce qui est souvent le fait de gens coincés – on ne rend pas service aux cultures qui ne réussissent pas à l’envisager sans violence. Peut-être faut-il l’aborder avec le ludique du zizi que l’on a en nous. Pour le coup, ce n’est pas un sexe de performance !
La nudité, je me la suis appropriée de longue date; je ne vais pas l‘abandonner parce qu’elle est devenue à la mode. Elle ne se réduit pas au corps sexuel, elle montre le corps dans la simplicité touchante d’une enfance un peu à la Mowgli. Je crois qu’il existe un lien profond entre notre relation au corps, notre rapport à la guerre et la considération des autres sexes. La nudité, ici, dédramatise le désir hystérique que l’on prête aux hommes. Elle n’est pas désérotisée, mais pas cinglée non plus. On recherche non pas cette chose désuète qu’est la transgression, mais à retrouver une douceur d’être.
ln situ ?
Nées au bien nommé Générateur, Les Parques d’attraction sont-elles imaginables ailleurs ?
On fait en fonction d’un rapport tangible avec l’espace et les murs. Quand Benjamin Dukhan, un danseur, m’a invité au Générateur en 2011, j’ai été sidéré par le lieu, sa beauté. Le lieu a une force en soi, c’est un monument, il a la gravité de la pierre, et c’est aussi un studio de cinéma.
Et il y a eu l’accueil et le dialogue avec Anne Dreyfus. Il y a eu attraction naturelle, pour le coup, et une vraie carte blanche ! Le Générateur a pris le vrai risque de dire « je sens que c’est possible et j’en ai envie ». On ne l’entend pas ailleurs où, trop souvent, on est face à des programmateurs qui remplissent des grilles de directeur de ressources humaines ! Nous nous sommes octroyé du temps pour se comprendre: c’est un luxe inouï et qui n’est pas violent. J’oserais un parallèle avec l‘érotisme; on n’a pas besoin d’être tenté de manière violente, sulfureuse et hystérique pour que les relations existent! Quitte à me tromper de continent, comme Christophe Colomb, je cherche à ce que des souverains puissent financer mes armadas. C’est un rêve de conquête au bon sens du terme: s’expanser…
Propos recueillis par V. S.
Générateur d‘inattendu
Danseuse et chorégraphe, Anne Dreyfus a trouvé le Générateur de Gentilly au moment où elle cherchait un espace pour travailler. Ce lieu surprenant, grand cube de tous les possibles, est l‘aboutissement d’une expérience artistique partagée avec Bernard Bousquet qui en a conçu l’architecture. Anne avait initialement l’idée d’un lieu plus orienté vers les arts plastiques, d’où le « White cube ». Les arts vivants l’ont rattrapée. Mais pas question pour autant d‘envisager un gradinage et de refaire un théâtre ! Nous sommes « salle polyvalente », s’amuse·t-elle à dire. Et la polyvalence de l’espace répond à ses propres interrogations sur les systèmes de représentations et son refus du frontal. Bien soutenu par la ville de Gentilly, le Générateur a même accueilli la messe quand l’église était en travaux ! Il sort des cases, à tout point de vue : Anne refuse d’en faire un garage, mais sans « programmation » régulière, y accueille une belle brochette d’atypiques, de Jean· François Pauvros à Alberto Sorbelli en passant par le très intéressant festival de performances FRASQ. Un espace en forme de défi pour les artistes, mais un générateur au sens propre de ce qui n’entre pas dans les cases.
www.legenerateur.com
CASSANDRE/HORSCHAMP 94
ÉTÉ 2013